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Les écrans entrouverts

de Guy SIOUI-DURAND, critique d'art, sociologue et commissaire indépendant

Quiconque s’attend à des tableaux, à des toiles, à des images ou à des objets de facture connue ressent à prime abord la déstabilisation des convenances. Ni chevalet, ni toiles encadrées n’occupent la salle. Une série d’œuvres picturales d'un type très singulier s'alignent en rangées. Il s'agit de formes comportant des couvercles transparents et entrouverts selon des angles divers. Une lumière diffuse et des grillages internes sont perceptibles et particularisent chaque pièce qui s'apparente à un écran. Ces oeuvres je les qualifierais de portables de luminosité.

 

C’est à dessein que j’emploie le terme de « portable » et non pas d’écrin ou de boîtier. Appliqué au monde des écrans que l’on emporte avec soi, il entraîne sensations et rationalité vers un nouveau paradigme de compréhension : celui de la culture hypermoderne des images du vingt-et-unième siècle et des métamorphoses des technologies numériques. D’où l’attraction singulière de ces portables dont la luminosité est assumée comme peinture.

C’est comme si le peintre frôlait l'univers numérique pour conserver cependant son corpus stylistique pictural. Mais jusqu’à quel point ses oeuvres retiennent-elles la matérialité originelle d’une aventure de la peinture qui, comme le suggérait Maurice Merleau-Ponty, est « condamnée à l’avenir » ?

 

Une surprise hypermoderne pour les sens et le sens

D’où vient la déstabilisation ? Au regard sociologique, je dirais du « zeitgest », de l’esprit du temps du siècle qui s'amorce. Bref, de l’hypermodernité marquée par l’ère des pixels numériques de l’image dans laquelle nous baignons. L’hypersensibilité des artistes ne peut qu’interagir avec cette hypermodernité.

 

L’ère numérique, loin de les abolir, poursuit les confrontations entre, pour employer le beau néologisme de Roland BARTHES, « piction » et « scription » sur un nouveau paradigme. Dans la Cité grecque, le terme Technè indissociait art et technique. Puis vinrent les époques des technologies (technologos) allant vers la complexité et les disciplines, genres et catégories des beaux-arts : des pictogrammes aux dessins, des paysages et portraits à l’huile aux cadrages photographiques, de l’acrylique aux pixels contre le pinceau, extension du doigté modifié par le logiciel.

 

À « haute vitesse » la signification du plus petit dénominateur comun des images (et de la toile) mute. Aux incessantes variantes dialectiques entre passion et raison, entre logique et poétique, s'ajoute une nouvelle spatule: le logiciel (la raison) et ses pixels (l'image). La raison objectivante bouscule l'immémoriale conception subjective de l’artiste, « démiurge » qui prétend par ses œuvres maitriser, et détourner les forces vives qui l'entourent, son génie créateurs aujourd'hui trouve un nouveau terrain car La réalité virtuelle remet en question les interfaces créatrices de l’œuvre.

 

La culture numérique sert de support aux collections muséologiques, aux diffusions illustrées de l’histoire de l’art, aux promotions des galeristes ou aux échanges entre artiste. Mieux encore : L’écran se substitue aux toiles et aux cimaises, la mémoire des ordinateurs remplace les collections et le réserves des musées. Des logiciels « peignent » et les ateliers, comme autrefois les chevalets, se font nomades. Ils tiennent dans des ordinateurs « portables ». Ceux-ci se branchent partout. Ils s’entrouvrent comme de beaux livres, catalogues ou des revues somptueuses. La lumière anime système et images : les pixels forment la peinture. Parlons d’un ajout au champ de l’art.

 

Cette interactivité sollicitée virtuellement se matérialise de trois manières dans l’imaginaire de Georges NADRA ce dont témoigne les portables de luminosité : en premier lieu, on ne peut qu’observer l’indiscipline du geste pictural qui conduit à des agencements de contenants construits; Deuxièmement, l’hybridité pictural/sculptural provoque des jeux ambigus de luminosité visuelle dans l’espace; Troisièmement, l’in situ de la salle exige un parcours de proximité pour la perception esthétique; en somme ces trois composantes commandent une expérience sensible propre à chaque œuvre.

 

L’indiscipline du geste pictural

Difficile de camper la certitude quand le geste pictural s’indiscipline. Il y a, bien sûr, l’aventure séculaire des actes pour dessiner et construire, oindre et ciseler, peindre et sculpter. Or, il arrive des périodes où le corpus historique de l’art vacille. L’exposition redevient laboratoire, studio plus que musée ou galerie : elle est le lieu d’une surprise pour les sens et le sens.

 

Il est hasardeux d’amalgamer le geste pictural et l’intention d’installation. Neamoins NADRA s’y risque. Ses œuvres « portables » recèlent en les matérialisant les ambiguïtés « pré », « post » et « hyper » modernes qui se trament, œuvre après œuvre chez l'artiste. Loin de se délester des héritages de l’aventure classique et moderne, puis des déconstructions et doutes de la période postmoderne, le peintre les incorpore par strates, par accumulations pour finir par emboîter et livrer une succession de métamorphoses, captivantes dont les ingrédients interdisciplinaires donnent des images où persiste le pictural.

 

Dans ses récents travaux le peintre procède par strates. Il accumulent les segments de ces expérimentations entreprises depuis plus d’une décennie. En 1997 au Symposium de Baie Saint-Paul au Québec, il scrutait et sculptait déjà la texture la matérialité des traces dans l’espace. Il anoblissait l’épaisseur, traquant cette émotion dans de grands formats de grillages, couleurs, coulis et traces dans l'espace en suspension ou, si l'on préfère, dans des sortes d’installations picturales à « l’état gazeux » (Yves MICHAUD) pourrait-on dire. Progressivement, il a réduit son échelle.

 

Peindre, c’est flirter avec la caresse, oindre toile et peau. Sculpter l’espace, s’y installer commande aussi de se faire stratège de l’insituable. Les deux intentions tanguent entre les portables de luminosité dont la fluidité n’appartient qu’à la lumière. L’énigme dialectique entre oindre-peindre et ciseler-sculpter a fini par rejoindre la dualité ondes-particules composant la lumière, le spectre des couleurs et par là le « voir le voir » (John BERGER).

 

Le dessein lumineux du voir le voir

Chaque portable campe des reflets irradiants. Ce faisant, NADRA maintient la richesse de la matière. Ainsi, des grillages retiennent papier et couleurs pour ne laisser sortir vers les regards que ce qui happe et attire : des reflets qui défient les regards. Proviennent-ils du dehors ou du dedans ? On dirait des aurores boréales mutantes dans le ciel nordique: elles circulent d’un « portable » à l’autre .

 

Il y a longtemp que le peintre, comme le scientifique, pose l’énigme de la source lumineuse . Chez Nadra, s'agit-il des particules en provenance du dedans avec ses couvercles relevés qui sont alors écrans, ou bien, au contraire, est-ce du dehors que les couvercles, selon leur angle d’ouverture, attirent et reflètent les rayonnements, faisant écrans à la perception? La théorie physique n’a pas tranché. Les nouvelles mathématiques des fractals non plus .

 

De la proximité et de l’art comme expérience

Il y a brouillage des repères du voir, et des sensations. C’est ce sentiment mutant que captent puis livrent les œuvres alignées par Georges NADRA. En découle une expérience de la proximité à la frontière de l'interactivité des interfaces humains/machines, sans vraiment en être partie prenante.

 

J'ai l'intuition que Georges Nadra, par l'habileté de ses dispositifs manuels et sa passion de peintre qu'il leur infuse, déjoue le statut d'outillage du rapport lieu/reflet. Une poésie celle de l'œuvre ouverte (Umberto ECO) flotte au sein de l'ensemble de ses productions. Elle appelle l’expérience proche, le regard attentif, l’esprit vif de l’ « autre » qui, en s’y investissant, ajoute son expérience grace au caractère in situ des portables lumineux qu’il peut, à son gré, ramener avec lui.

 

Guy Sioui Durand

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Québec, le 12 novembre 2005

Toute reproduction en tout ou en partie doit porter la mention de l'auteur, ainsi que sa notice bibliographique. Originaire de Wendake (Québec), Guy Sioui Durand réfléchit et agit comme sociologue critique (PH.D.), commissaire et critique d'art. Il a fait de l'art actuel et de l'art amérindien contemporain ses préoccupations. Il est l'auteur de trois livres L'art comme alternative. Réseaux et pratiques d'art parallèle au Québec (1997) et Riopelle. L'art d'un trappeur supérieur et Indianité (2003). Co-fondateur de la revue Inter et du Lieu, centre en art actuel, il collabore à plusieurs périodiques, catalogues et événements, notamment par desconférences-performances. Il agit aussi comme expert conseil autochtone auprès du Comité organisateur des fêtes du 400ième anniversaire de la ville de Québec (1608-2008).

 

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