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GEORGES NADRA OU LES DÉCHIRURES DE LA PEAU

Bernard LEVY, Rédacteur en chef Vie des Arts, Montréal

 
Que cache la blancheur tourmentée des plages de sable et d'écumes de Georges Nadra ? Des nuits, des paysages, des profondeurs, des visages, des lambeaux de peau pas forcément imaginaires.
 
Les toiles de Georges Nadra sont transparentes. Elles sont opaques aussi. Tout dépend de la manière dont vous les regardez. Tout dépend essentiellement du sens que vous donnez à ce que vous voulez voir. Mais tout dépend d'abord de ce que vous regardez. Naturellement, vos yeux peuvent d'emblée être arrêtés et retenus par une suite des formes informes du tableau et de là suivre l'un des nombreux itinéraires qu'a tracés l'artiste et qui conduisent vers d'autres formes informes. Mais vous pouvez tout aussi bien sauter d'un espace à l'autre de la toile au gré de l'appel des taches agencées dans l'espace du tableau. C'est à vous de choisir.
 
L'artiste quadrille ses toiles. Il les divise parfois selon des lignes horizontales. Ainsi vous êtes libre de voir une grille ou une clôture derrière lesquelles sont réparties des figures qui ne ressemblent à rien puisqu'elles sont abstraites, puisqu'elles sont... le geste même de l'artiste. Mais vous êtes tout aussi libre de voir des carreaux ou des cases (celles d'un damier, d'un échiquier, d'un jeu de Go) qui abritent une figure si singulière que vous n'en trouverez aucune identique à l'autre même si, en regardant attentivement, il vous serait loisible de distinguer des familles de figures, de reconnaître une silhouette, d'identifier un masque, de deviner les traits d'un visage. Rien ne s'oppose non plus à ce que vous perceviez les bandes que délimitent les lignes horizontales des toiles comme les portées d'une partition musicale; à cet égard, vous ne nierez pas un certain lyrisme aux créations picturales de Georges Nadra. Mais vous verrez sans doute aussi des couches sédimentaires s'étager devant vos yeux et vous parcourerez alors les périodes d'une histoire avec ses errances, ses erreurs, ses accrocs, ses reprises, ses blessures, ses cicatrices, ses innombrables et perpétuelles déchirures.
 
Toile après toile, Georges Nadra n'en finit pas de déchirer le voile qui obstrue sa recherche d'une lumière: luminosité propre à la peinture et à sa peinture, en particulier; éclairage de sa vie - qui est certes un peu la vôtre en ce sens qu'elle vous est au moins contemporaine dans le partage des événements qui balafrent le monde. Lumière ? Lueur plutôt du travail sans cesse renouvelé de l'invention des formes. À cette fin, l'artiste a recours au blanc. Le blanc de zinc ou de titane cru pendu aux lignes bleues ou turquoises qui sillonnent la toile de lin bistre, le blanc empalé sur les aspérités des mailles noires des réseaux tissés au fusain; le blanc qui crie son éblouissante traversée de la nuit - la nuit est hors de la toile en quelque lieu qu'il faut fuir (Beyrouth, Pnom-Penh, Sarajevo, ...) ou abandonner: imaginez une explosion qui aurait accidentellement soufflé la façade de votre immeuble. Voilà le genre de transparente opacité qu'offrent les tableaux de Georges Nadra.
 
BLANC SUR BISTRE
Mais le blanc sert également à dessiner les contours des masses informelles qu'elles soient isolées ou côte à côte: l'artiste en surligne ainsi à la fois l'indécente nudité et la pitoyable vulnérabilité. Le procédé s'impose puisque la plupart de ses oeuvres sont produites sur des toiles de lin qui tirent leur neutralité de leur couleur proche de celle du sable, de la terre ou du ciment. Ou de la peau. Fausse neutralité qui se distingue de celle plus courante mais tout aussi équivoque des toiles blanches.
 
DES DEUX COTÉS DE LA BARRICADE
L'artiste tire parti de cette ambigüité essentielle pour construire ou, à tout le moins, échafauder une oeuvre toute de dualité. Il oppose et marie des tons mats et brillants; il propose des polyptiques étroitement juxtaposés (et par là solidaires et solides) et des ensembles disjoints reliés cependant par une grille souvent recouverte de papier de riz (fragile) peint en blanc; il impose la frontalité des aplats de couleur affirmant ainsi la primauté de la surface picturale mais introduit ça et là des effets de profondeur qui traduisent les mensonges de la surface et ses trahisons. Syntaxe du contraste. Visage double; double visage: surface et revers de la peau. Nadra construit moins des murs que des barricades. S'il est vrai que ses toiles rappellent des parois de pierre ou de ciment que soutiennent, telle une armature rigide, les lignes noires au fusain, en revanche, les nombreux jours qu'elles laissent transparaître, les cloisons inégales qui les charpentent, les ajouts et les empiècements qui font contrepoids à ces ouvertures, ainsi que les fils de fer et les fibres de lin effilochées qui servent d'attaches et de liens à l'ensemble des lucarnes, meurtrières et judas, évoquent la spontanéité des barricades. Et justement, s'il n'est pas neutre d'être d'un côté ou de l'autre d'un mur ou d'une barricade, Georges Nadra vous laisse libre de traverser. À vous de décider. À vous de changer d'avis. À vous d'épouser les deux causes à la fois. Syntaxe de l'ubiquité. Naturellement, la toile de lin avec sa trame et ses fibres symbolise la peau humaine avec ses pores et ses pilosités. Voici donc le support tactile évident où il serait aisé de deviner des rides comme sur un visage, des plis, des ombres, des cicatrices : de telles métaphores ne sont certes pas interdites cependant les reliefs et les accidents qui occupent chacune des toiles, s'inscrivent davantage comme les "éléments événements" que déroulerait plutôt un parchemin (peau de chèvre ou de mouton) à lire de haut en bas. Fragments, traces fugaces, stries, éclairs, éclats se disputent l'espace comme les vocables d'une écriture de fureur muette, de révolte sourde, de contestation permanente, d'insatisfaction immémoriale. Et dès lors, vous voyez bien que toutes les formes informes de Nadra si elles s'agrippent aux lignes et aux cases, c'est que ses structures en ordonnent la lecture.
 
PAYSAGES INACHEVÉS
Or l'artiste n'évite pas toujours le caractère narratif de ce qui, autrement, seraient des compositions purement informelles. Et, par là, peut-être plus puissantes quoique plus difficiles à décoder. Son souci d'une cohésion picturale risque de limiter son expression visuelle à un témoignage ou à un constat. L'artiste en est conscient. C'est pourquoi sans doute il déborde des cadres de la peinture. D'où ses incursions hors des frontières de l'espace à peindre. Par exemple, il décale les toiles du centre de ses triptyques vers le haut et, dans le creux ainsi créé au bas, il greffe un empiècement de papier froissé que soutient un grillage métallique. À l'inverse, il surmonte ses créations d'un grillage: surélévation, désir d'ascension, couronne. Fréquemment, il conclut ses oeuvres avec un appendice carré attaché au bas et au centre. Ce prolongement reprend la thématique du tableau à moins qu'il n'en indique les racines.
 
Composites, certaines des oeuvres de Georges Nadra forment des installations. Tel est le cas, en particulier, des successions de panneaux évidés, c'est à dire privés du support de la toile, suspendus à des fils de nylon ou de fer presque invisibles. Ces pièces sont réduites à des grilles de métal que recouvrent des langues de papier de riz. Au centre du réseau s'accrochent des grappes de modules cubiques creux dont les faces internes et externes accueillent les formes informes de l'artiste. Suspendus au plafond, ces tableaux à deux faces et réellement transparents offrent aux visiteurs de les voir des deux côtés. Vous voici, cette fois de facto d'un côté et de l'autre de l'oeuvre; et, de plus, personnage circonstanciellement offert à la vue des autres visiteurs qui, comme vous, à hauteur des modules, paraissent faire partie de l'oeuvre de l'artiste. En effet, selon votre taille, votre visage sera inscrit dans un des carrés de la grille, peut-être sera-t-il même placé à l'intersection des lignes et ainsi divisé, partagé.
 
Fragments, traces, reliefs, accidents, composent les éléments d'un paysage, toujours le même, mais sans cesse renouvelé et ponctuent, à titre d'événements, les moments d'une histoire sans cesse interrompue, sans cesse continuée. Rien de surprenant de constater que les toiles de Nadra ne sont pas entièrement couvertes de peinture, ni totalement quadrillées. La couleur du lin est une couleur non neutre et, à cet égard, participe aux variations chromatiques. Elle est aussi la couleur de fond du tableau: elle met en relief les formes et le jeu des couleurs à commencer par le blanc, les ocres et les jaunes qui sont les tonalités dominantes. Rien d'étonnant non plus à ce que l'artiste ait plusieurs toiles en chantier en même temps. Chacune n'est que la mosaïque d'une fresque. Volontairement inachevée comme pour appeler une suite, chaque toile tisse une fresque inachevable et perpétuellement renouvelée comme la peau.
 
NOTES BIOGRAPHIQUES
Citoyen Francais, Georges Nadra est né en 1959 à Alexandrie (Egypte). Il vit et travaille à Paris depuis 1986. Diplômé de l'École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris, en 1989, il a depuis régulièrement été sélectionné pour prendre part à des expositions collectives : salon Réalités Nouvelles, salon Comparaisons, salon de Mai (Paris), Peinture contemporaine de Solto Collina (Bergame, Italie). Dès 1992, il présente ses oeuvres a l'occasion d'expositions individuelles principalement a Paris, Montreux (Suisse), Copenhague (Danemark). Trois catalogues rendent compte de sa production. Le plus récent est signé par l'historien de l'art Leo Rosshandler.

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